Denis Cooke & Michel Herblin (FR)
Vendredi 26 et samedi 27 avril 2019

 

BLUES POWER : DENIS COOKE & MICHEL HERBLIN (Article de Blues&Co)
Tout part d’une rencontre. Une rencontre entre deux personnes c’est se trouver en présence, d’abord par hasard, puis, si extension, de manière prévue ou concertée. Pour que le coup de dés opère ces deux personnes sont nécessairement disponibles, ouvertes à la circonstance, prêtes à la surprise, voire en demande de nouveauté ou de changement, engagées dans l’humain. Une vraie rencontre est un événement en ce sens qu’elle marque nécessairement l’histoire de la personne et agit sur son identité : après elle n’est plus la même.  
C’était sûrement en 1989, un copain folkeux (François Caillot) forme un nouveau duo avec un “bon bluesman” (c’est ainsi qu’il en parlait). Je pars tranquillement au concert où il m’avait invité, sans attente particulière si ce n’est de passer une bonne soirée avec ma petite femme. Et là, le réveil en sursaut, la sortie de la torpeur, non l’espèce humaine n’est pas tuée par la structure technocratique, sa sensibilité secoue la routine froide et banale et donne une épaisseur inestimable à la vie : le “bluesman” en question est comme un possédé, il chante ce cri profond de l’homme qui résiste à l’écrasement du pragmatique, sa SG hurle ou murmure comme des ponctuations ajustées au discours de son âme qui semble d’une force indestructible. C’est cet effet qui rappelle la rencontre, et je n’en suis pas resté là.
Plus ma présence à ses concerts se répétait (d’innombrables fois) plus j’étais fasciné, touché par l’écho de sa magie suggestive qui résonne en vous et atteint la profondeur de l’âme humaine, celle qui échappe à la pesanteur du flux superficiel des choses qui se passent bien, vous savez cette sensibilité à la poésie qui anime la vie, celle qui est si mise à mal par les temps qui courent. Jouant aussi de la guitare, je ne peux que me rendre compte que pour qu’une musique résiste ici plus qu’ailleurs, ce n’est pas une question de technique froide, mais de sensibilité chaude, une forme d’adéquation entre les vibrations d’une âme vivante et celles des cordes qui sonnent. Ma fascination avançait dans le mystère. En effet, plus je rencontrais le “bluesman”, soit avec François, soit en duo avec un autre guitariste non chanteur (Pascal Fouquet), soit en groupe avec bassiste (Olivier Gall à l’époque) et batteur (souvent Kevin Strange), plus j’appréciais une voix chaude, un jeu inspiré, l’extraordinaire vitalité d’un engagement entier. Je ressentais en écho le rappel à la vie humaine dans son funèbre et son tragique car, à l’évidence, la force de sa musique repose sur des fragilités entendues (pas des faiblesses), des douleurs et des joies intenses ; la force d’une âme blessée qui lutte sans jamais capituler. N’étant pas tout seul à être touché de la sorte, j’étais rassuré de ne pas être complètement fou. Alors j’ai continué cette avancée dans les limbes de la magie de l’évocation.
Au fil du temps, en connaissant mieux l’homme et son parcours cabossé je me suis enfoncé dans l’idée d’un musicien dépassé par ce qui porte sa musique – ce qui donne la puissance, le “power”, du transport – l’idée d’un artiste qui vit comme il crée son chant. Autant sa vie est fermée à ce qui pour beaucoup est primordial (la possession du futile, l’intérêt pour cet utile dérisoire du froid quotidien, l’illusion de l’éternité) autant elle ouvre l’univers où l’espoir se noue au désespoir, où la désillusion du mortel décuple la rage de vivre, où l’amour combat toujours la mort… La voie(x) de cet univers est unique et dangereuse : il est difficile de vivre ainsi dans notre monde dominé par une économie qui prime sur la sensibilité. C’est ce que nous enseigne la rencontre de ce genre d’artistes habité par la virtuosité de l’âme : les émotions qui transparaissent dans son blues ont des contours autobiographiques. Il chante ce qu’il vit et vit ce qu’il chante. En suivant les chemins ouverts par ce ressenti, tout en respectant la pudeur de ce “bluesman” et sans dévoiler vulgairement son intime, il est possible d’avancer quelques observations qui étayent ce qui précède. Pour lui, et d’autres de sa trempe :
- l’amour est à la fois exalté et déçu. La femme aimée est divinisée jusque dans sa férocité – celle de l’avoir rendu si heureux en l’aimant et si malheureux en le quittant. La femme aimée est omniprésente dans l’esprit et pourtant elle est du passé, du perdu. N’allez pas dire à ces mecs-là qu’ils recherchent le blues dans l’amour (c’est un mot à se prendre des coups !) car c’est l’inverse : c’est un amour envahissant, généreux et destructeur qui domine leurs relations et nourrit leur musique. Avec eux, l’amitié relève du même processus : la mise sur l’autre est forte et la frustration insupportable. Il faut dire que l’énergie de son désir, celle qui donne à son jeu tant d’engagement, le rend exigeant et intraitable pour ses proches : enclin à beaucoup de générosité, il peut réagir aux déceptions aussi violemment qu’avec sa guitare ; il ne fait pas semblant. Pour ceux qui aiment la sécurité (cet état tant réclamé ces temps-ci) mieux vaut rester loin.
- les conventions du monde du spectacle ne peuvent pas contenir leur créativité. Il est nécessaire d’organiser des lieux et des temps qui donnent loisir dans le monde de l’utile au rêve, à l’expression de la sensibilité… Mais la leur déborde partout, et il y a une certaine incompatibilité entre une manière d’être musicien et les exigences d’un bon spectacle qui contient. Pour mieux illustrer et réfléchir à la nécessité d’une certaine souplesse de l’organisation si elle veut laisser de la place au talent, j’ai assisté en juillet 12 dans un festival blues du sud-ouest de la France à un “tremplin” établi comme une mascarade : un jury autoproclamé transforme les shows en oraux d’examen et prend les musiciens pour des examinés, allant jusqu’à prévenir que la capacité des showmen de respecter l’horaire sera prise en compte pour les trophées… Bref, c’est exactement ce qui est intolérable pour ces types de bluesman : déjà il ne veut pas de tenue de scène, jouant sur l’impulsion avec l’émotion il a du mal à être ponctuel, alors le rigide, comme dans sa vie, il ne peut que chercher à le fuir, voire à le détruire avec une violente insolence s’il est acculé.   
- les relations avec producteurs ou tourneurs sont comme une passerelle destinée à relier deux montagnes. Si l’un vise le contrat, la production voire la rentabilité, l’autre cherche une rencontre, l’intensité du sensible des moments passés ensemble. La passerelle ne tient que si ceux qui l’empruntent mettent de l’eau dans leur vin (sacrilège !) ce qui est loin d’être aisé pour le type qui nous intéresse.           
Du coup, rien d’étonnant à ce que le talent, quand il est si profondément animé d’âme, ne se traduise pas toujours en succès commerciaux et s’accompagne de galère matérielle et d’errance. Cette errance doit être pensée comme une triste déconvenue, un regret révolté contre les arcanes des réseaux influents et dominants d’individus qui possèdent les finances et le bras long – les connaissances de ceux qui se serrent les coudes pour conserver un pouvoir affligeant. Cette errance c’est aussi un refuge, un espace qui protège la sensibilité du faible (socialement parlant), celui qui cultive sa créativité loin de là où elle est pourchassée pour être parquée. S’il ne peut pas ce défaire par moments de cette poussée envahissante vers l’art, l’artiste devient un gibier, libre certes mais dans la misère.
Un jeu sans concession qui sublime le cri de la vie, le refus de baisser la tête, la force qui le pousse à rester debout dans son art tout en étant écrasé socialement, sont inextricables du talent et de la carrière de Denis Cook, car c’est lui qui m’inspire ce propos. A plus de cinquante balais il va de place en place où se trouvent ses copains, dans les quatre coins de la France, pour jouer dans des conditions pas toujours glorieuses. Tout ce qu’il possède tient dans sa vieille 205 de 300000 Km, il a roulé sa bosse… En plus de trente ans de tournée il a eu des moments forts avec “Blues Power” (le nom de ses formations) : des premières parties prestigieuses (Eliot Murphy, Johnny Copeland, Melvin Taylor, Calvin Russel, Paul Personne, Robin Trower…), lauréat de “Cher-Blues” en 97, du “Open Days” au Chesterfield Café en 2000, trois CD réalisés… Ces succès s’évanouissent sans cesse dans la vie ordinaire et courante de la consommation, ils sont les tombes des moments d’émotion forte, ils marquent de leur croix la route d’un bluesman oublié comme tant d’autres. Il en reste un blessé de la vie qui ne cède pas à l’hypocrisie et le parcours d’un vrai talent indissociable d’une personnalité entière.  
Si vous croisez sa route ne le ratez pas. Ceux qui sont sensibles à la sorcellerie évocatoire pourraient aller s’y frotter, ils rencontreront un artiste plus que sincère, possédé !
Enfin, ces réflexions peuvent nous aider à approcher une manière de jouer et de chanter qui rencontre les âmes sensibles : laisser sonner son for intérieur, donner voix(e) à ses joies et douleurs, transcender leurs fantômes dans l’espace d’une musique dont le sublime n’est qu’émanation du sensible. Etre musicien c’est une manière de vivre. Dit autrement, travailler la technique ne suffit pas, elle reste lettre morte si elle ne n’est pas animée du souffle et des battements d’une âme à entendre, selon Wenders, “The soul of a man”.

Michel Herblin
Un concentré d’harmonica, une bonne dose de sensibilité pimentée d’humour : nous parlons sans flagornerie de l’un des harmonicistes les plus talentueux. À la suite d’un naufrage sentimental, Michel Herblin a échoué à Saint-Julien-de-Lampon. C’est là qu’il a trouvé la dose d’oxygène nécessaire à sa « désintoxication » du milieu urbain.
Sur la place du village, pour le repérer c’est simple : c’est celui qui serre le plus de mains. « Avant, je gagnais ma vie dans la publicité en tant que graphiste maquettiste », précise-t-il. À 7 ans, il reçoit un harmonica. Épris de son jouet, il ne cesse d’y souffler jusqu’à ce qu’excédés par ses dons de musicien en herbe, les adulteslui confisquent.
Adolescent, il se réapproprie son joujou et décide d’en faire un instrument de musique. Pour en extraire ses lettres de noblesse, il faut de la persévérance et de l’audace. Autodidacte, sans métronome, exigeant et mélomane à souhait, « le sculpteur de courants d’air » a réussi à s’inventer une identité : « En trois notes, mon public me reconnaît », assure-t-il. En 1991, à Détroit, il remporte deux médailles d’or, aux championnats du monde dans les catégories diatonique jazz blues et jazz romantique.
Ses collaborations
Refusant de s’endormir sur ses lauriers, il considère que « les médailles c’est bien beau mais il faut les faire briller ». Il compte aujourd’hui trois albums, des concerts, des partages de scènes avec des artistes de renom tels que Marie Estrade, clarinettiste, Nicolas Bacchus, Jean-Marie Redon, Marcel Dadi ou encore Bill Deraime. Il se produit aussi avec le guitariste Denis Cook et a créé avec le pianiste Guillaume Wilmot un insolite concept de musique improvisée sur un support classique.
Après avoir couru les grandes salles incontournables, il préfère aujourd’hui les concerts intimistes. L’artiste a une approche de son instrument marginale et mélodique avec une pointe de lyrisme que très peu mettent en œuvre. « L’idée c’est de finir dans le cœur des gens en rentrant par les oreilles », lance-t-il maniant habilement le verbe pour ne pas laisser son interlocuteur insensible. Michel Herblin est aussi un musicien soucieux de son environnement. « Il faut avoir conscience qu’on est en train de bousiller notre support, la planète », redoute-t-il.